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BROUILLARDS : la nature et le mystère se mélangent

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95g33/huch/1473/hj0238Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la nature figure dans les arts surtout comme une source de repos et de bonheur. Les peintres la réprésentent par le biais de paysages lumineuses et bucoliques ; les poètes en parlent comme s’ils y voyaient le plus beau des temples. Elle est vue comme l’endroit où les choses retrouvent son équilibre et son ordre organique. Il n’en est moins vrai que la musique n’y échappe pas : il nous faut penser à des morceaux tels que May the sheep safely graze (Bach), la Scène au bord du ruisseau de la Symphonie Pastorale de Beethoven ou la vision poétique et nationaliste associée au fleuve Moldau dans la pièce homonyme de Smetana, pour ne citer que ceux-ci. Or, si c’est bien vrai qu’il y ait quelques exceptions, il nous semble toutefois évident que, pendant la période baroque et le classicisme, la nature semble quelque peu à une divinité. Quand elle se manifeste, on reste étonné ou surmonté par la puissance qui s’en dégage. Si l’on pense également aux complexités des premières opéras (Monteverdi, Rameau, Gluck), il nous semblera amusant y retrouver des nombreux deus ex machina utilisés par les compositeurs pour résoudre le tissu de l’histoire lors que celle-ci devient trop confuse ou semble arriver à un point inconcevable. La nature y intervient donc et, tel qu’un dieu du panthéon grec de la mythologie, met fin à une suite d’événements autrement impossibles à décodifier.

Le romantisme met l’homme et ses émotions au-dessus des divinités (qui lui sembleront donc depassées) et revèle ainsi un autre côté jusqu’alors caché derrière les rideaux des limites quelque peu « imposées » par la tradition. L’exploration des sentiments humains et des conflits de la psyché nous feront retrouver de telles similitudes dans la nature. Elle nous revèle désormais un comportement un peu « humain », si l’on peut oser dire quelque chose ainsi. Elle n’est plus la source de paix d’autrefois : elle blesse, elle cache, elle transforme. Même une page si puissante telle que La Tempête de ladite Symphonie Pastorale n’est qu’une réponse prédictable et naive de l’environnement si l’on rassemble aux paysages sombres de la fôret de Pelléas et Mélisande de Debussy, par exemple, ou à Scarbo, entité elementale et « surnaturelle » de Ravel. En d’autres mots, le dieu grec jadis trouvé dans ce royaume est devenu une sorcière : un element mystérieux – et pourquoi pas « mystique » ? – capable du fantasmagorique et du terrible. Finalement, elle traduit le caractére sombre de quelques instincts de la nature humaine et projette ainsi dans l’homme sa propre nature profonde. Nous n’aurons plus donc un temple, mais un miroir…

Debussy en donne preuve à travers plusieurs de ses compositions. Si l’on prend uniquement ses deux cahiers de Préludes, nous y trouverons l’orage annoncé par le sauvage Ce qu’a Vu le Vent d’Ouest et, notre sujet dans cet article, le paysage surnaturel de Brouillards. E. Robert Schmitz, auteur d’un merveilleux ouvrage intitulé The Piano Works of Claude Debussy, place ledit prélude dans l’univers d’Edgar Allan Poe, où « l’imagination d’esprits du mal, des périls cachés et des événements extraordinaires » impèrent. En effet, tout en suivant la pensée de cet auteur, ne sont pas nombreuses les pages qui nous conduisent presque immédiament à un paysage où « les vapeurs nous assiègent la gorge et nous enveloppent, de sorte que nous oublions nos padrons les plus heureux ». Voici l’une des pierres de touche de la genialité de Claude Debussy. Schmitz nous dit par ailleurs que la texture harmonique de ce prélude est le brouillard lui-même : toujours changeant et évoluant, mais sans reconnaître un commencement ou une fin…

On pourrait d’ailleurs en parler comme d’un nocturne-fantôme, où le sentiment de solitude blesse plus que les visions qu’il réveille en nous. Un terrain dans le middle of nowhere, l’image de ces brouillards agissent comme une armée de fantômes subtiles que, nous empechant de voir plus loin, nous enferment dans un vide irréel. L’utilisation de la politonalité casse tout d’un coup toute réference tangible et nous place soudainement dans un royaume situé… nulle part !

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Claude Debussy, Brouillards, mesures 2-3

Le pianiste Paul Roberts nous indique également que le mot « brouillards » peut se lier aussi à l’ambiguité tonale du morceau, tout comme le dernier prélude de Debussy, Feux d’Artifice, peut se réferer à la flamboyante virtuosité exigée par les difficultés téchniques de la musique. Par ailleurs, ici nous sommes devant l’une des plus importantes innovations debussyennes : il n’y a pas de « mélodie » dans le sens traditionnel du terme. La logique intrinsèque est produite par l’enchaînement des harmonies, créant ainsi une identité sonore logique à part entière. Les oreilles acceptent bientôt la conception à cause du nouveau bâtiment qui est construit par le biais de cette nouvelle « règle ». À propos de cela, Debussy lui-même disait : « Le plaisir est la loi » – or, les sensations ici ditent la loi !

Le deuxième thème présenté par Debussy nous remette, d’après Victor Lederer, à l’atmosphere de terreur, imposée par le cromatisme : en l’écoutant, on pense également au deuxième morceau de Musica Ricercata, de Gyorgy Ligeti, morceau utilisé d’ailleurs dans une scène effrayante de suspense du film Eyes Wide Shut, du célèbre réalisateur Stanley Kubrick. En effet, les similitudes sont évidentes :

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Claude Debussy, Brouillards, mesures 18-21

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Gyorgy Ligeti, Musica Ricercata II, mesures 4-6

 Les arpèges qui suivent donnent l’idée de mouvement aux brouillards, enrichissant la sensation d’une terreur qui se déplace. Les dernières notes de Brouillards ne conduisent nulle part. Il n’y a pas de résolution. Après les derniers accords, nous restons, disparue la brume, dans le même endroit dont on n’échappe qu’en noyant dans le prochain morceau.

Il s’agit d’un des plus importants chefs-d’œuvre de Debussy en ce qui concerne l’écriture pianistique et les effets obtenus par la technique caractéristiquement debussyste. Le pouvoir descriptif et sensoriel du morceau depend de chaque note. Suite à plusieurs écoutes en reprise, la sensation de peur fait place à la majestueuse description des forces de la nature.

Raul Passos

Biennial “Music Today” in Curitiba, Brazil

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In its second edition, the Biennial “Music Today”, in Curitiba, promoted in partnership between Teatro Guaíra Cultural Center, Federal University of Paraná and Curitiba Cultural Foundation, had the participation of all major local art institutions. The Paraná Symphony Orchestra, on Sunday, August 25th, presented the 2nd National Composition Competition “Music Today” finals, with works by the three finalists. The concert also included “Cartas Celestes” No. 8 for Violin and Orchestra, by the Brazilian composer Almeida Prado. The Camerata Antiqua de Curitiba premiered on the 23rd a commissioned work by Brazilian composer living in Chicago Marcos Balter. The Federal University of Paraná Philharmonic Orchestra, under Jaime Wolfson, Mexican conductor based in Vienna specialized in new music, was one of the main guests of the Biennial.

Among the international groups, highlights for the Myotis Kollektiv from Bremen, Germany, for the first time in Brazil, the Platypus Ensemble, Vienna – whose members, also performed in collaboration with the Federal University’s Philharmonic Orchestra, and the ensemble cross.art, from Stuttgart. Both ensembles came for the second time to the Biennial. In addition to performing its own concert ensemble, cross.art did a Composition Workshop as the resident ensemble, together with Marcos Balter. Five students from Brazil and abroad were selected for that workshop. The 2nd Biennial “Music Today” establishes itself as a meeting place for performers, students, professionals, composers, and the general public, as a corner where the music and musicians from Brazil and the world meet.

 Raul Passos

Music! Heitor Villa-Lobos: Invocação em Defesa da Pátria

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INVOCARE PENTRU APĂRAREA PATRIEI

Oh, natură Braziliei mele,

Mamă mândră a unei rase libere!

Existenţa ta va fi eternă,

Şi copii tăi asigură măreția ta.

*

Oh, Brazilia mea!

Tu ești Canaan!

Tu ești paradisul pentru străinii!

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Prietenilor! Goarnelor zorii!

Cântați vibranți

Gloria Braziliei noastre!

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Oh, divinule omnipotent!

Permiteți că țara noastră,

Trăiască în pace și bucurie!

Protejați-ne de ororile războiului!

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Protejați pajiștile,

Cerul și mările ale Braziliei,

Iubiți de copii săi!

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Că ei să fie ca frații

Întotdeauna uniți, mereu prieteni.

Inspirați-le sacrul,

Iubirea sfântă a libertăți,

Acordați acestei ţări dragi,

Prosperitate și abundenţă.

*

Oh, divinule omnipotent!

Permiteți că țara noastră,

Trăiască în pace și bucurie!

Protejați-ne de ororile războiului!

*

Goarnelor zorii!

Cântați vibranți

Gloria Braziliei noastre!

MANUEL BANDEIRA (1886-1968)

Translation by Raul Passos

La chanson brésilienne de Heitor Villa-Lobos

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Heitor-2Les chansons composées par Heitor Villa-Lobos (1887-1959), même n’ayant pas encore atteint les audiences les plus amples de l’univers musical, ne cessent pas de se populariser, surtout parmi les interprètes lesquels, après en avoir saisi l’envoûtement, s’y dévouent passionnément. Suite à la croissante popularisation des enregistrements et l’aisance de leurs profits, on entend de plus en plus les belles mélodies conçues par l’esprit et le génie de l’« indien blanc ».

Villa-Lobos naquit à Rio et y but les sonorités des « chorões », groupes de musiciens populaires de rue, qui ont beaucoup influencé son esthétique musicale. De plus, la musique autochtone, qu’il écouta à l’intérieur du pays, et sa curiosité naturelle – liées au poids de son moyen familial, où la musique s’imposa nettement – le poussèrent vers un travail minutieux de recherche de sonorités aboutissant aux immensités de son expression nationaliste. À ce propos, il disait : « Mon premier livre fut la carte du Brésil »… et en effet, lors de ses voyages aux noyaux encore presque vierges du pays, il trouva l’expression frémissante et sauvage d’un sentiment qu’il saura transmettre dans ses pages musicales – et ce qui nous semble le plus important : il traduisit dans un langage universel l’identité sonore farouche et gamine qui est la nôtre lorsqu’elle est trouvée dans sa source.

Il ne faut pas oublier qu’au Brésil, à l’inverse de ce qui se produisait en Europe, il n’y avait pas un mouvement concret de poursuite d’un style délibérément nationaliste – la production d’une musique de couleurs brésiliennes étant plutôt épidémique et dans une certaine mesure voire accidentelle, puisque l’intrusion des éléments dites « populaires » et « folkloriques » était occasionnelle et épisodique.

Créateur d’un étonnant catalogue de compositions (très peu de compositeurs y rivalisent – on en compterai Bach et une autre poignée pour autant), Villa-Lobos se pencha sur tous les genres d’œuvres : symphonies, concerti (dont rien moins que 5 pour le piano !), opéras, musique de chambre, chorale, pièces pour le piano (pas du tout négligeables) et pour la guitare (absolument essentielles pour les interprètes de l’instrument) et, bien sûr, un bon nombre de mélodies, dont il faut retenir certaines, si ce n’est que pour en saisir la formule réussie de la production lyrique brésilienne, c’est-à-dire, l’amalgame des qualités de la mélopée européenne et de la rythmique qu’on aura hérité des natifs et des nègres.

N’ayant derrière soi que les pages laissées par Alberto Nepomuceno (1864-1920) dans un effort de bâtir une première « brésilienneté » formelle, Villa-Lobos entreprend un travail tout à fait louable pour l’identité de la chanson brésilienne. Il fera appel alors aux textes des célèbres poètes brésiliens (tels que Manuel Bandeira, Carlos Drummond de Andrade et Guilherme de Almeida) tandis qu’il n’oubliera pas de reprendre des textes recueillis précédemment par des anthropologues auprès des tribus les plus éloignés des extensions continentales du Brésil. En outre, Villa-Lobos ne laisse guère à l’écart les thèmes populaires et folkloriques, les introduisant parfois habillés à la chanson, parfois carrément, dans une effusion pure, épluchée et franche – sans masques – qu’il se limitera à harmoniser.

Le temps était bien sûr venu en même temps pour l’épanouissement de la langue portugaise dans le genre vocal. Nepomuceno, qu’on vient de citer, disait bien qui « n’a pas de patrie le peuple qui ne chante pas dans sa propre langue » et lui-même se tâcha à ouvrir les sentiers pour que « la dernière fleur du Latium », comme le poète Olavo Bilac appela la langue portugaise dans l’un de ses poèmes, s’enregistre de façon définitive parmi les plus séduisantes pour l’art du chant. Cependant, passionné de la richesse culturelle multiple qu’il trouva lors de ses périples, il n’oublia pas d’utiliser également les langues natives, c’est-à-dire, celles des indiens, comme en témoignent les chansons Nozani-na, Canide-Ioune et Teirú. Hormis ces singularités, il a richement traité un texte d’origine africaine pour la chanson Xangô, du cycle Chansons Typiques Brésiliennes (1919).

Il est peut-être dans le cycle Serestas[i] (composé entre 1925 et 1943) que nous trouvons de façon plus développée l’artifice mélodique de Villa-Lobos, dont nous mentionnons particulièrement Saudades[ii] da Minha Vida [Nostalgie de ma Vie], Modinha[iii] et Canção do Carreiro [Chanson du Charretier]. Toutefois, Viola[iv] Quebrada [Viola Cassée] (texte du poète-polygraphe Mário de Andrade), du cycle Chansons Typiques Brésiliennes, nous semble incarner le prototype de la chanson rustique, à la fois par la mélodie et par le portugais naïf habilement tracé par le poète. Les deux cycles de Modinhas e Canções [Modinhas et Chansons] côtoient les deux autres dont nous venons de parler et sont caractérisés par l’évocation constante des scènes d’enfance. Na Corda da Viola [En la Corde de la Viola], la dernière chanson du second livre de Modinhas e Canções, reprend une comptine que le compositeur avait traité auparavant dans le premier tome du cycle de pièces pour piano Guia Prático (1932). L’ensemble Serestas – Chansons Typiques Brésiliennes – Modinhas e Canções font la pierre de touche de Villa-Lobos dans le domaine de la chanson.

Le musicologue brésilien Vasco Mariz, auteur d’un ouvrage magnifique dédié à la chanson brésilienne, souligne d’ailleurs que Villa-Lobos, sensible à la musique que se produisait en Europe, fut captivé par les sonorités de Debussy, notamment, qu’il a reproduit avec beaucoup de personnalité dans certaines de ses propres musiques.

En conclusion, s’il nous est impossible de synthétiser le compositeur Villa-Lobos uniquement sous les marques des chansons qu’il a composées, il est en revanche parfaitement possible d’en découler le génie que lui assura une place parmi les immortels de la musique. Selon Villa-Lobos lui-même, ses œuvres sont « des lettres que j’ai écrites à la postérité sans en attendre une réponse… ». Et comme nous disions au début de cet article, la réponse commence à s’y ébaucher…

Nous achevons cet humble compte rendu des chansons de Villa-Lobos en évoquant une phrase à lui qui nous semble essentielle et révélatrice à la fois :

« Oui, je suis brésilien et très brésilien ! Dans ma musique je laisse chanter les rivières et les mers de ce grand Brésil. Je ne mets pas de bâillons à l’exubérance tropicale de nos forêts et de nos ciels, que je transpose instinctivement à tout ce que j’écris. »

Raul Passos


[i] Seresta est un genre de chanson d’amour chanté à la tombée de la nuit, parfois sous le balcon de la bien-aimée. Dans les petites villes de l’intérieur du pays, des groupes de musiciens sortent par les rues en chantant ce genre spécial de musique, avec ses guitares.

[ii] Même si nous avons choisi de traduire « saudade » par « nostalgie », on trouve dans la langue roumaine un mot qui traduit mieux l’esprit de « saudade » ; dor.

[iii] Modinha est un autre genre brésilien de chanson légère.

[iv] Viola est un genre de guitare populaire à dix cordes disposées deux à deux (5 pairs).